Tchad : la nouvelle vie des victimes du 20 octobre

Des victimes de la répression du 20 octobre 2022
  • Author, Armand Mouko Boudombo
  • Role, Envoyé Spécial-BBC Afrique
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  • Reporting from Ndjamena

Le Tchad s’apprête à tenir des élections qui vont tourner la page de trois années de transition militaire. Des années marquées par une manifestation dont la répression a tourné au massacre. Les victimes en gardent des souvenirs amers qu’ils ont accepté de partager avec nous.

N'Djamena, la capitale du Tchad retient son souffle. C’est le dernier vendredi, avant une élection cruciale qui doit se tenir lundi 26 mai. Les populations vaquent librement à leurs occupations dans le centre-ville.

Nous prenons le chemin du sud de la capitale. Les banderoles de la campagne sont encore visibles en bordure de chemin, jusqu’à l’entrée de la présidence. La circulation est assez fluide, en cette matinée ensoleillée, où les étals des commerces sont encore fermés.

Sans s’apercevoir, notre chauffeur nous informe que nous avons terminé de parcourir les 9 kilomètres qui séparent notre hôtel, du centre des jeunes Don Bosco, où nous avons rendez-vous avec cinq jeunes victimes des évènements du 20 octobre 2022.

Ce jeudi-là, N'Djamena et plusieurs villes du pays s’étaient réveillés brutalement.

A l’appel de l’opposition, et de la société civile, des dizaines de jeunes ont investi les rues, pour protester contre la prorogation de la période de transition décidée par les autorités.

Très vite la situation a tourné au massacre. Le gouvernement a reconnu 50 morts dans la même soirée, alors que l’opposition et les ONG avancent le chiffre d’environ 300 personnes décédées, et plus de 600 personnes interpellées.

Cinq minutes que nous sommes stationnés devant ce collège du 7ème arrondissement où nous avons rendez-vous avec ces jeunes, dans ce lieu situé non loin de l’épicentre des évènements de 2022.

Ils ont tous un trait commun, leur soutien à l’opposition, et surtout, le fait d’avoir passé 7 mois dans les geôles, pour leur participation supposée ou réelle dans ces évènements.

Au bout de la piste poussiéreuse de ce quartier désœuvré de la capitale tchadienne où se mélangent moutons en divagation et enfants jouant au cerceau, un groupuscule d’individus approche, ce sont nos convives.

Arrestations brutales

Carlos, Arnaud, Robens, Houli et Jonas ont décidé pour la première fois de délier la langue à visage découvert, au micro de la BBC, pour parler de ce qui leur est arrivé ce fameux 20 octobre. Pas besoin de place assise, c’est debout sur du sable arrosé par des rayons de soleil qu’ils décident de nous parler de ces évènements.

Des souvenirs « douloureux », reprennent ils en chœur, alors qu’ils tentaient de demander « égalité et justice », disent-ils.

Parmi ces jeunes, Carlos est le plus remarquable. Non pas par son boubou noir de circonstance qui enveloppe sa grande silhouette, mais pour sa démarche. Ce jeune homme à la chevelure impeccablement tondue a gardé les séquelles du 20 octobre.

« Je ne prenais pas part aux manifestations », se souvient-il. « J’étais juste en train de photographier en bordure de route, lorsqu'on m’a pris. Le souvenir que je garde de cet événement, c’est le fait qu'on m'a menotté pendant sept jours. J'ai été menotté pendant sept jours, comme si j'avais tué toute l'humanité, alors que j'étais innocent jusqu'aujourd'hui. Je ne comprends pas pourquoi on m'avait attaché durant sept jours », dit-il.

La mine serrée, Robens n’a rien oublié des circonstances de son arrestation.

Le jeune animateur culturel prenait part, deux jours avant la manifestation, à une réunion de préparation au siège du Parti socialiste sans frontière (PSF), de Yaya Dillo, lorsqu’il a été cueilli par deux pick up envoyés pour la circonstance.

C’est dans les mêmes locaux que Houli a été lui aussi pris par des hommes en tenue, le lendemain de la manifestation, alors qu’il était stationné, comme tous les matins devant ces locaux dans lesquels il sert comme agent de sécurité.

«Ce jour-là, les militaires ont fait irruption aux environs de sept heures du matin quand j'étais en faction. Ils sont arrivés, ils avaient débarqué d'un Toyota. Là, ils ont fait leur entrée au siège. J'étais là, il y avait une amie. Là, ils ont commencé par nous tabasser et puis après, leur chef leur a donné ordre d'arrêter ».

Qu’est ce qui a conduit à son arrestation ? Il confie que les hommes en tenue étaient à la recherche du maître des lieux, l’opposant Yaya Dillo. Ce dernier n’étant pas surplace, les militaires les ont embarqués.

« Après, ils m'ont attaché. Ils ont vandalisé le siège. Ensuite, ils nous ont amenés à l'école communale d'Abén, là, on a passé deux nuits, avant d’être conduits au commissariat central, puis à la maison d’arrêt », confie-t-il.

Arnaud a le regard perdu lorsque vient son tour de se confier. Les souvenirs sont encore vifs, 18 mois après les faits, lui qui a été cueilli nuitamment. Après avoir pris part aux manifestations, il est retourné chez lui aux environs de 15h, selon son témoignage.

« On a passé toute la soirée en famille à la maison familiale. Vers une heure du matin, les forces de l'ordre, des personnes habillées en cagoule étaient venues. Ils ont cassé le grand portail et après ils fouillaient de chambre en chambre pour nous cueillir ».

Selon lui, Il y avait des quartiers qui ont été ciblés, tous les quartiers des sixièmes, septième et le neuvième arrondissement ont été pris pour cible, passés au peigne fin, et la plupart des jeunes arrêtés.

C’est dans une école primaire du quartier Abéna, transformée en centre de détention pour la circonstance, qu’il passe sa première nuit, ligoté dit-il, avec d’autres personnes interpellées, dont neuf pris dans son propre quartier, avant de faire le déplacement en direction du Lac Tchad.

« On a démarré vers 21h, et on a roulé presque toute la nuit, on baignait dans du sang. Mais personne n'a été ému, dans le pick-up, ils nous mettaient à trente quarante, alors malheur à toi si tu te retrouves dissous, ce qui veut dire que c'est fini pour toi, et durant le trajet, des gens ont succombé », raconte-t-il, le regard toujours perdu, comme pour ne dégager aucune émotion.

De retour le lendemain à N'Djamena, il passera un mois au commissariat central, avant d’être transporté dans une maison prison de la capitale, pour un séjour de 6 mois.

C’est grâce à ses blessures que Jonas lui, a échappé à la prison.

En pleine manifestation, ce jeune étudiant en droit à l’université de N'Djamena, dit avoir reçu deux projectiles sur la jambe, et il s’est réfugié chez « un docteur du quartier », une sorte de soignant installé à domicile, en clientèle privée.

« Les hôpitaux étaient bondés, les forces de l’ordre amenaient des blessés, et sortaient d’autres pour les soigner en prison et les garder. Moi qui vous parle, il m’a fallu deux à trois mois pour me rétablir correctement, et tenter de reprendre une vie normale, même s’il fallait vivre cachés ».

CV sales

Des victimes de la répression du 20 octobre 2022

Au total, environ 600 personnes ont été interpellées, lors de ces manifestations, puis détenues pour certains à N'Djamena, c’est le cas de nos convives, mais d’autres ont été déportés à Koro Toro, dans une prison en plein désert.

A N'Djamena, ou à Koro Toro, ils dénoncent des conditions carcérales difficiles. « On était tellement nombreux que la chambre était tellement petite, difficile d’avoir le sommeil, car la nuit il fallait d'abord se battre pour avoir une petite place et nous faisions nos besoins dans la même chambre », se souvient Jonas qui a été détenu pendant 6 mois à Klésoum, une prison située dans la capitale.

Il poursuit : « Et pour nous servir de l'eau aussi, c'était un peu compliqué. Il fallait négocier. La nourriture que les parents apportaient aussi, ne suffisait pas. C'était un plat pour plus de vingt-trois personnes. Et il arrivait qu’on passe des jours blancs sans manger ni boire ».

Le jeune disc-jockey est sorti de prison le 18 mai 2023. Il avait été déclaré non coupable, et en même temps, selon ses explications, il a bénéficié d’une grâce présidentielle avec plus de 200 de ses compagnons également détenus, qui eux avaient pour la plupart écopé de deux à trois ans de prison, pour « faits d'attroupement non autorisé » ou encore « troubles à l'ordre public».

Jonas ne s’est pas encore remis de ce séjour à la maison d’arrêt. « J'étais paralysé et avant je ne pouvais même pas me tenir debout. Je me déplaçais avec la chaise roulante. Après les béquilles, aujourd’hui c’est la canne. Je crois fort qu'un jour je la laisserai. Les médecins, me disent que c'est un traumatisme neurologique, donc ça nécessite sérieusement des soins. Mais quand la famille n'a pas assez de moyens, on est en train de faire avec les moyens qu'on a », raconte-t-il la mine triste.

Pour ces jeunes, la réinsertion n’est pas facile. Arnaud estime qu’ils ont désormais « un CV sale ».

Enseignant vacataire d’anglais, il a désormais de la peine à trouver un emploi, parce que les potentiels recruteurs le voient comme un membre de l’opposition, nous confie-t-il.

Même situation pour Roben, animateur radio, il dit avoir perdu son boulot. Pendant son séjour en soins, Jonas n’a pas pu soutenir son mémoire de Master en droit programmé dans la même période, et attend toujours d’être reprogrammé.

Pour le Gouvernement, ces événements sont le fait de plusieurs groupes de militants violents, organisés et coordonnés, et munis d’armes blanches, qui se sont délibérément attaqué, de nuit, à des symboles de l’État. Leurs organisateurs avaient appelé publiquement à la « rupture » et à la mise en place d’un nouveau gouvernement.

Après un premier contact avec le porte-parole du gouvernement, Abderaman Koulamallah, nous avons tenté plusieurs fois de le recontacter en vain, pour une réaction sur ces allégations. Mais tous ces faits ont été amnistiés en novembre dernier.

Le texte adopté par le parlement de transition couvre tous les participants - civils ou militaires, déjà poursuivis ou non - aux violences du 20 octobre 2022. Il a été adopté à la suite des accords de Kinshasa, signés entre le gouvernement et l’opposant Succès Masra, ce qui lui a permis de rentrer à N'Djamena après un an d’exil, et il est candidat pour la présidentielle du 6 mai.

Des jeunes, habillés pour l'Aïd, se rassemblent, jouent et mangent sur la Place de la Nation de N'Djamena le 10 avril 2024 à N'Djamena, Tchad.

Crédit photo, Ed Ram/Getty Images

Légende image, Place de la Nation de N'Djamena.

Besoin de justice

Derrière ses lunettes de soleil, Robens adopte un ton ferme, lorsqu’il parle des victimes de ces évènements. « Ceux qui sont tombés le vingt octobre, c'est des héros, c'est des personnes qu'on n'oubliera jamais. S’il fallait encore manifester comme le 20 octobre, je dirais oui ».

« Celui qui va être élu, il doit mettre la justice en premier, pour que tous ceux qui ont commis ces actes du 20 octobre soient traduits devant la justice », poursuit-il.

« Mon souhait le plus ardent c’est que la justice et l'égalité règnent dans ce beau pays, le Tchad », renchérit Arnaud, qui dit ne plus réussir à subvenir à ses besoins, depuis la perte de son boulot après sa détention.

Jonas qui a étudié le droit à l’université de N'Djamena, a décidé de mettre sur pied un collectif de victimes, en vue de réclamer justice. Secrétaire Général de ce collectif, il dit avoir déjà recensé des centaines de victimes, avec les membres de son collectif, et se fait accompagner par des ONG locales.

« Nous pensons que c’est un crime contre l'humanité qui a été commis le 20 octobre, c'est un crime imprescriptible. Quoi qu'on fasse, cela va figurer et la Cour pénale internationale est là pour ce genre d'affaires. Et nous comptons sur cette instance internationale pour pouvoir un jour avoir la justice », lance-t-il, tout en déplorant le fait que certaines victimes refusent de se dévoiler, de peur de représailles ou de stigmatisations.