ChatGPT est une technologie tragique !

Mon ultime chronique de l’année tient en une formule slogan : ChatGPT est une technologie tragique ! Je m’explique : comme chacun sait, ChatGPT est un algorithme capable de générer d’époustouflantes réponses en langage naturel. C’est un algorithme à l’architecture très complexe, riche de dizaines de milliards de paramètres dont les valeurs sont affinées lors d’une période d’entraînement abracadabrantesque : ChatGPT est nourri de gigantesques corpus de textes, et cherche à répondre statistiquement le mieux possible à une seule et unique question : étant donné une séquence de mots donnée, peut-il prédire le mot suivant ?

À l’issue de cette phase d’entraînement, ChatGPT peut être utilisé pour produire des textes en réponse à nos questions. Au-delà de l’authentique prouesse, il faut donc garder à l’esprit que la conception du discours qui a inspiré la fabrication de ChatGPT considère que tout nouvel énoncé provient d’une prédiction fondée sur une masse d’énoncés passés. ChatGPT est incapable de créer un discours inattendu, un discours disruptif, un discours singulier, un discours libre. Vous pourrez évidemment l’entraîner à écrire comme Hugo, comme Virginia Woolf ou comme un poète surréaliste, mais il sera incapable de produire un discours qui n’imite pas des motifs textuels utilisés pour l’entraîner.

Si prévisible

Pour ChatGPT, tout ce qui pourra être dit, se ramène à du déjà dit, à du prédit (au sens de prédiction), à du pré-dit ! Les mots auront beau se démener, ils ne pourront rien y faire, seules leurs combinaisons préétablies compteront. Un peu comme les héros d’une tragédie qui ne pourront rien contre la fatalité de leurs destins qui sont prédéterminés. C’est en cela qu’il est parfaitement légitime d’énoncer que ChatGPT est une technologie tragique.

Il y a ici quelque chose de Minority Report, la nouvelle de Philip K. Dick : définir le futur de notre discours uniquement comme une projection de tous nos discours passés véhicule quelque chose de totalitaire. Ou pour le dire autrement, en paraphrasant Sartre, ChatGPT n’est pas un humanisme, puisque l’essence de son langage (son caractère statistiquement prédictible) précède ici son existence. Un sort tragique !

Nous pouvons parfois prendre plaisir au vertige de cette sorte de voyage immobile qui consiste à désirer demeurer enfermé dans un langage, une atmosphère ou un style déterminés par avance, et que rien ne viendra bousculer. L’écriture de certaines séries TV partage avec ChatGPT avec cet attribut totalitaire.

À d’autres moments, comprendre ce qui se joue en ChatGPT peut nous aider à identifier ce qui dans notre propre langage s’apparente parfois à ses énoncés : se surprendre à parler et à penser comme un algorithme génératif qui ressasse des automatismes et des régularités sur-apprises. Vous savez Quentin, "le Petit Chat est mort ! euh le Petit Chat(GPT) est mort !"

Se réjouir de l’inédit

La prise de conscience de cette composante tragique peut nourrir notre optimisme : se réjouir de pouvoir vivre, penser et parler, non pas comme ChatGPT, mais comme un homme ou une femme libre, ce qui n’a aucun sens pour un algorithme génératif. Se réjouir de pouvoir envisager le langage comme une occasion de produire de l’inédit ! Du jamais dit.

Et il y a enfin la possibilité de jouer avec tout cela. Jouer à parler comme ChatGPT, tout en n’en pensant pas moins, et en rire avec soi et les autres. Avec à la clé, la possibilité de s’amuser à dissocier notre existence de nos performances (ici nos actes de discours), ce qui par les temps qui courent est bienvenu ! Grâce à ce tour de passe-passe, le tragique vient de se muer en comique, ou en tragi-comique.

Je vais vous souhaiter Quentin, ainsi qu’à toute l’équipe et à toutes les auditrices et les auditeurs des Matins une excellente année 2024. Cette phrase peut évidemment être produite par ChatGPT, mais vous et moi savons désormais que nous y mettons bien autre chose que ce fade énoncé !