"Shorts", "reels", vidéos Tiktok : une fascinante histoire sans contexte, ni plan, ni fin

Une femme regarde la télévision, utilise la télécommande et un téléphone portable ©Getty - Bazak Gurbuz Derman
Une femme regarde la télévision, utilise la télécommande et un téléphone portable ©Getty - Bazak Gurbuz Derman
Une femme regarde la télévision, utilise la télécommande et un téléphone portable ©Getty - Bazak Gurbuz Derman
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Petite réflexion autour de ce "mode d’être en ligne" solidement ancré, fait de fragments. Un cut-up infini et hypnotique…

Ce matin, je voudrais parler de rythme, de temps, d’attention. Et parler vidéo. Parler vidéo courtes, voire ultra courtes. Avec ce que propose l’application TikTok, mais aussi YouTube avec les formats appelés "shorts" et Instagram avec les "reels".

Ce sont des vidéos de quarante secondes en moyenne, mais ça peut être plus court, et parfois (mais plus rarement) plus long. Rien de nouveau, ce n’est même plus une tendance, c’est un mode d’"être en ligne" totalement installé. Mais qui mérite qu’on s’y attarde encore, parce qu’il est fascinant à plus d’un titre.

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Le zapping hypnotique

Fascinant d’abord au sens strict, parce qu’on tombe extrêmement facilement dans un zapping compulsif, avec la promesse constamment renouvelée d’une nouvelle surprise, d’une vidéo qui nous plaît… et évidemment, c'est toujours la prochaine qui sera la plus intéressante.

Mais c’est fascinant surtout parce qu’on n’a sous les yeux que des fragments. Des fragments sans contexte. Cela participe sans doute de la curiosité suscitée par le format, mais le principe, c'est qu’on tombe au milieu d’une phrase, au milieu d’un propos, d’un clash, d’une punchline. On tombe souvent au moment du climax, du point culminant d’une séquence , issue d’émission de télé, d’épisodes, d’interviews, de bêtisiers amateurs, de propos politiques… Sans trop de traçabilité.

Qui me parle ? Qui met en ligne ? De quand ça date ? Que se passe-t-il avant ? Après ? On est réduit, si on veut répondre à ces questions, aux quelques indices laissés dans l’image, dont le format est d’ailleurs souvent tronqué.

"Nous avons perdu la nuit"

Ce grand cut up sous algorithme absolument adapté à nos pouces qui glissent et à nos écrans de poche est l’écriture numérique qui nous fait passer le plus de temps en ligne. Le temps moyen passé sur TikTok est de plus d’une heure et demie par jour. Contre une demi-heure pour X (ex-Twitter) ou cinquante minutes pour Facebook.

Comme le dit Bruno Patino dans son livre Submersion, paru chez Grasset : "Nous avons perdu la nuit". Eh oui, avec cette impression de contenus sans fin, constamment renouvelés, à portée de pouce, le rapport au temps change, et la tentation est parfois forte d’y avoir recours pour peupler et finalement entretenir nos insomnies.

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Il y a plusieurs années, on parlait volontiers d’hypertexte, avec en filigrane une figure comme celle de Borgès. Les internets rendaient possible le fantasme de la narration en étages, en croisement et recroisement. Un fil rouge dans un labyrinthe sans sortie définie. Et finalement, l’idée d’une page sans fin, que l’on parcourt d’un lien à l’autre, et que l’on constitue au gré de notre lecture.

Les shorts et les reels, conformes à l'écriture numérique

Avec les vidéos ultracourtes à la TikTok, on ne peut pas parler d’"hypervidéo", tant dans le cas qui nous occupe, on ne choisit pas, on ne fait que glisser le pouce selon un ordre voulu par l’algorithme. Ici, on est cliqué, plutôt qu’on clique en quelque sorte. Mais il y a une cohérence avec les premiers temps du net. Ou plutôt avec son fonctionnement même.

Internet a été rendu possible par le développement du protocole TCP/IP, qui est fait de fragments, de briques. Le principe du protocole TCP/ IP est simple : quand un ordinateur envoie un message à un autre ordinateur, il le fait en plusieurs morceaux, plusieurs paquets, plusieurs fragments. Et l’ordinateur à l’autre bout, à la réception, reconstitue le message dans son intégrité.

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Chaque paquet a son chemin, et ainsi, on a une utilisation optimale du réseau. On a envie de dire que les shorts, les reels, et TikTok ne viennent pas de nulle part. Ils sont dans la grammaire d’internet.

Tout cela étant dit, ce monde sans contexte, sans plan et sans fin est aussi, quand il est entre les mains des plus jeunes utilisateurs, qui sont aussi les plus désintéressés, un espace de création débridé. Et ce matin, on a envie de leur dire : s’il vous plaît, ne nous laissez pas seuls avec tous les autres.

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