Aller au contenu

Lettres persanes/Lettre 123

La bibliothèque libre.
Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 72-74).

LETTRE CXXIII.

USBEK AU MÊME.


La douceur du gouvernement contribue merveilleusement à la propagation de l’espèce. Toutes les républiques en sont une preuve constante ; et, plus que toutes, la Suisse et la Hollande, qui sont les deux plus mauvais pays de l’Europe, si l’on considère la nature du terrain, et qui cependant sont les plus peuplés.

Rien n’attire plus les étrangers que la liberté, et l’opulence qui la suit toujours : l’une se fait rechercher par elle-même, et les besoins attirent dans les pays où l’on trouve l’autre.

L’espèce se multiplie dans un pays où l’abondance fournit aux enfants, sans rien diminuer de la subsistance des pères.

L’égalité même des citoyens, qui produit ordinairement de l’égalité dans les fortunes, porte l’abondance et la vie dans toutes les parties du corps politique, et la répand partout.

Il n’en est pas de même des pays soumis au pouvoir arbitraire : le prince, les courtisans et quelques particuliers, possèdent toutes les richesses, pendant que tous les autres gémissent dans une pauvreté extrême.

Si un homme est mal à son aise, et qu’il sente qu’il fera des enfants plus pauvres que lui, il ne se mariera pas ; ou, s’il se marie, il craindra d’avoir un trop grand nombre d’enfants, qui pourroient achever de déranger sa fortune, et qui descendroient de la condition de leur père.

J’avoue que le rustique ou paysan, étant une fois marié, peuplera indifféremment, soit qu’il soit riche, soit qu’il soit pauvre ; cette considération ne le touche pas : il a toujours un héritage sûr à laisser à ses enfants, qui est son hoyau, ; et rien ne l’empêche de suivre aveuglément l’instinct de la nature.

Mais à quoi sert dans un État ce nombre d’enfants qui languissent dans la misère ? Ils périssent presque tous à mesure qu’ils naissent ; ils ne prospèrent jamais ; faibles et débiles, ils meurent en détail de mille manières, tandis qu’ils sont emportés en gros par les fréquentes maladies populaires, que la misère et la mauvaise nourriture produisent toujours ; ceux qui en échappent atteignent l’âge viril sans en avoir la force, et languissent tout le reste de leur vie.

Les hommes sont comme les plantes, qui ne croissent jamais heureusement si elles ne sont bien cultivées : chez les peuples misérables, l’espèce perd, et même quelquefois dégénère.

La France peut fournir un grand exemple de tout ceci. Dans les guerres passées, la crainte où étoient tous les enfants de famille qu’on ne les enrolât dans la milice les obligeoit de se marier, et cela dans un âge trop tendre, et dans le sein de la pauvreté. De tant de mariages, il naissoit bien des enfants, que l’on cherche encore en France, et que la misère, la famine et les maladies en ont fait disparaître.

Que si, dans un ciel aussi heureux, dans un royaume aussi policé que la France, on fait de pareilles remarques, que sera-ce dans les autres États ?

De Paris, le 23 de la lune de Rhamazan 1718.