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Lettres persanes/Lettre 76

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 167-169).

LETTRE lxxvi.

Usbek à son ami Ibben.
À Smyrne.


Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes : on les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois ; ils sont traînés indignement par les rues ; on les note d’infamie ; on confisque leurs biens.

Il me paroît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m’empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d’un remède qui est en mes mains ?

Pourquoi veut-on que je travaille pour une société, dont je consens de n’être plus ? que je tienne, malgré moi, une convention qui s’est faite sans moi ? La société est fondée sur un avantage mutuel : mais lorsqu’elle me devient onéreuse, qui m’empêche d’y renoncer ? La vie m’a été donnée comme une faveur ; je puis donc la rendre lorsqu’elle ne l’est plus : la cause cesse ; l’effet doit donc cesser aussi.

Le prince veut-il que je sois son sujet, quand je ne retire point les avantages de la sujétion ? Mes concitoyens peuvent-ils demander ce partage inique de leur utilité et de mon désespoir ? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs, veut-il me condamner à recevoir des grâces qui m’accablent ?

Je suis obligé de suivre les lois, quand je vis sous les lois : mais, quand je n’y vis plus, peuvent-elles me lier encore ?

Mais, dira-t-on, vous troublez l’ordre de la providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps ; et vous l’en séparez : vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.

Que veut dire cela ? Troublé-je l’ordre de la Providence, lorsque je change les modifications de la matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c’est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avoient faite ronde ? Non, sans doute : je ne fais qu’user du droit qui m’a été donné ; et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l’on puisse dire que je m’oppose à la providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d’ordre et moins d’arrangement dans l’univers ? Croyez-vous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales ? que le monde y ait perdu quelque chose ? et que les ouvrages de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses ?

Pensez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d’elle, et que mon âme, dégagée de tout ce qu’elle avoit de terrestre, soit devenue moins sublime ?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n’ont d’autre source que notre orgueil : nous ne sentons point notre petitesse ; et, malgré qu’on en ait, nous voulons être comptés dans l’univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l’anéantissement d’un être aussi parfait que nous dégraderoit toute la nature ; et nous ne concevons pas qu’un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je ? tous les hommes ensemble, cent millions de têtes comme la nôtre, ne sont qu’un atome subtil et délié, que Dieu n’aperçoit qu’à cause de l’immensité de ses connoissances.

À Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.