Travailleurs des plateformes : peut-on sortir de l'ubérisation ?

En Europe, 55% des travailleurs des plateformes gagnent moins que le salaire minimum horaire net de leur pays. ©Getty - Mike Kemp
En Europe, 55% des travailleurs des plateformes gagnent moins que le salaire minimum horaire net de leur pays. ©Getty - Mike Kemp
En Europe, 55% des travailleurs des plateformes gagnent moins que le salaire minimum horaire net de leur pays. ©Getty - Mike Kemp
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Lundi 11 mars 2024, l'Union européenne a approuvé un accord pour protéger les travailleurs des plateformes numériques. Si certains considèrent cette directive comme une "avancée sociale majeure", permettra-t-elle réellement de sortir ces travailleurs de l’ubérisation ?

Avec
  • Sophie Bernard Sociologue
  • Antonio Casilli Professeur à Telecom Paris, Institut Polytechnique de Paris
  • Brahim Ben Ali Secrétaire général du syndicat des travailleurs des plateformes FO TPN by INV

Une émission en partenariat avec Numerama. Retrouvez chaque semaine les chroniques de Marie Turcan et Marcus Dupont-Besnard.

Après deux ans d’âpres négociations à Bruxelles, l’Union européenne est parvenue à trouver un accord sur la protection des travailleurs des plateformes numériques. L'objectif : clarifier la situation et renforcer la protection sociale des 28 millions de travailleurs européens, jusqu’à présent qualifiés d’auto-entrepreneurs, bien que soumis à de nombreuses obligations salariales.

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Une législation qui "marque un changement dans l’attitude de l’opinion publique européenne, des décideurs politiques européens, et évidement une prise de conscience de la part des travailleurs des plateformes" affirme Antonio Casilli, professeur à l’Institut Polytechnique de Paris. "La nouveauté", poursuit-il, est que ces travailleurs, qui ont longtemps été considérés comme "indépendants", et "payés selon des critères établis par les plateformes sans véritable négociation, sans respect des règles du droit du travail, de la protection sociale, de l’assurance, etc.", vont désormais "être encadrés" par cette directive qui sera "adaptée et adoptée dans chacun des pays membres" d'ici à deux ans. Ces derniers doivent établir "la présomption de salariat, et la possibilité pour les travailleurs de vérifier ce qu’il y a dans l’algorithme" des plateformes.

Les plateformes en position dominante

"Au moment de son implantation", explique Sophie Bernard, sociologue et chercheuse à l’IRISSO, Uber a beaucoup mis en avant "le fait d’être son propre patron", le "rêve d’indépendance", ainsi que les "rémunérations élevées. […] Des promesses particulièrement attractives", qui permettaient, grâce à "l’offre excédentaire de chauffeurs" de "satisfaire la clientèle" très rapidement, au contraire des taxis à l’époque. Une offre "concurrentielle" car disposant d’une grande "quantité de main-d’œuvre" pouvant "répondre rapidement" à la demande.

L’autrice de l’essai UberUsés (Éditions PUF), parle dans son enquête de stratégie du "fait accompli" : une "stratégie d’implantation et de déploiement" d'Uber, qui s’installe "sans autorisation, sans respecter les règles en vigueur, les régulations", ce qui suscite "systématiquement des manifestations" et "des mobilisations en justice" malheureusement trop longues. "Pendant ce temps, Uber continue son développement" jusqu’à devenir "un acteur incontournable", en instrumentalisant le consommateur.

La plateforme "dispose de forces de frappe et de moyens colossaux au regard des travailleurs" ajoute la professeure. "Les chauffeurs se sont mobilisés très tôt", mais Uber passe par "des moyens de communication extrêmement massifs face aux syndicats pour faire une campagne de communication qui retourne le débat en sa faveur."

LSD, la série documentaire
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Un management algorithmique problématique

À l’époque où il travaille pour Uber, Brahim Ben Ali, secrétaire général du syndicat des travailleurs des plateformes, explique qu’il constate que si certains chauffeurs n’ont qu’un "rendement de 4 à 5 courses par jour", d’autres en ont "15, voire 20" : "J’appelle ça du matraquage algorithmique". "Certains sont pénalisés parce qu’ils contestent des décisions émanant de la plateforme, comme la déconnexion temporaire qui va jusqu’à huit jours. J’ai refusé certaines missions qui, pour moi en tant qu’indépendant, ne permettaient pas de générer de bénéfices, et là, incompréhension totale : il y a un changement de ton. La plateforme vous dit 'non non non. Si vous n’acceptez pas mes conditions, vous pouvez tout simplement arrêter de travailler avec nous : vous êtes libres'". Les chauffeurs sont "pris en otage par ce modèle", libres d’êtres esclaves ou non du système.

"Une forme d’innovation du capitalisme racial", que Sophie Bernard décrit dans son essai UberUsés. Le modèle économique suppose "une réserve de main d’œuvre extrêmement importante" qu’elle trouve "du côté des hommes" et "d’une population racisée", qui "fait davantage l’expérience du chômage, du déclassement, de l’assignation à des emplois précaires et pénibles." Les promesses sont "particulièrement attractives" car il n’y a – à priori – "pas de barrière à l’entrée" : pas de "discrimination". Selon Emmanuel Macron, ces emplois étaient le moyen "pour les jeunes de banlieues" d’exercer un travail respectable. Pourtant, l’enquête de l’autrice révèle que la majorité des interrogés avaient un autre emploi auparavant. Ils sont entrés dans le métier "non pour trouver un travail, mais pour trouver un meilleur travail". Ils souhaitaient améliorer leurs conditions, se soustraire à la subordination salariale, qui est en réalité tout aussi présente via le processus algorithmique.

À écouter : Algorithmes
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Chauffeur : un travail numérique ?

"Ça peut paraître bizarre, parce qu’on s’imagine que le travail d’un chauffeur VTC n’est que de conduire, mais une quantité importante de leur temps se passe sur des applications mobiles qui nourrissent les plateformes numériques" explique Antonio Casilli, théoricien du "digital labor". Ils "répondent à des messages, remplissent des tableaux pour indiquer leur activité, répondent à des sollicitations, des pastilles, des alertes, des annonces, etc. Ils produisent une quantité énorme de données. De ce point de vue, il s’agit bien d’un travail digital, un travail du doigt, fait en cliquant sur une application".

"Uber, reprend-il, a une stratégie de monétisation" qui ne "passe pas forcément par les commissions prélevées sur les courses". Ils "regagnent ce qu’ils ont perdu" sur ces dernières "en monétisant les données". Ils les "vendent, les mettent à disposition d’autres entreprises pour faire de la pub" ou "s’en servent pour faire des investissements d’avenir" : "pour utiliser ces données pour entraîner des intelligences artificielles" par exemple. Dans son ouvrage En attendant les robots, le professeur expose les coulisses du théâtre des plateformes qui reconfigurent et précarisent le travail de l’Homme profilé, devenu simple somme de données utilisée pour entraîner des logiciels qui pourraient, à terme, le remplacer.

Réécoutez  Les Nouvelles d'un Monde Meilleur de Juliette Devaux, toute l'actualité de la semaine qui éclaire le monde de la tech.

1h 00

Pour aller plus loin :

Sophie Bernard, 2023,  UberUsés, le capitalisme racial de la plateforme, Éditions PUF.

Antonio Casilli, 2019,  En attendant les robots, Enquête sur le travail du clic, Éditions Seuil.

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