Mathieu Belezi, l'Algérie comme un conte cruel

Dessin d'Alfred Jarry représentant le Père Ubu - Alfred Jarry - archives
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L'écrivain, qui a fait de l'Algérie au temps des colonies un terrain littéraire, revient avec un nouveau livre, "Moi, le glorieux" paru au Tripode, monologue énorme d'un ogre colon.

Mathieu Belezi c’est quelqu'un qui travaille en littérature l’histoire algérienne depuis des années. Son dernier livre “Attaquer la terre et le soleil” mettait en résonance la parole d’une femme colon qui venait d’arriver sur ces terres nouvellement françaises, hostiles, balayées par le vent, la misère et le choléra, et la parole collective d’une troupe française, bidasses saoulées de vin et de sang, accomplissant les pires méfaits parmi la population locale.

Ce nouveau livre, “moi, le glorieux” choisit résolument la deuxième voix, celle d’un ancien des années trente qui aurait réussi, serait devenu le roi des colons, mais au faîte de sa gloire, serait contraint de constater la décolonisation en train de s’opérer devant ses yeux, et se perdre son statut social, ses accointances politiques, ses domaines et ses biens.

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Le héros de ce roman, bouche d’ombre par laquelle tout arrive, c’est Alfred Vandel dit aussi Bobby caïd, Bobby baroud, Bobby la baraka, auquel tout le monde intime de partir et vite, mais que nenni, Vandel tiendra bon jusqu’au bout comme il le répète à tout bout de champ. C’est un grand monologue qui alterne entre deux régimes : celui du présent de Vandel, embastionné dans une espèce de château fort algérois d’où il observe le désastre qui monte vers lui - ces chapitres là commencent systématiquement par “je peux vous le dire, ils ne m’auront pas”. Et puis celui de son passé, qu’il ressasse aux oreilles d’une compagne qui voudrait bien qu’il cesse ses radotages de vieux roi proscrit - ces chapitres-là commencent par “c’est moi”.

Moi le glorieux est un conte absurde, dont le héros tient de l’ogre traditionnel et du père Ubu, engloutissant dans d’interminables festins viandes, pâtés, foies gras, bouteilles de whisky, et enfourchant des centaines de femmes, toutes pâmées sous ses quelques cent quarante kilos revendiqués avec fierté. Vandel est énorme, et il est aussi très vieux, vieux comme son monde, c’est-à-dire l’Algérie française qu’il représente en fait entièrement à lui tout seul, avec sa brutalité, sa violence, et sa rouerie.

Jouir et détruire

Mathieu Belezi s’emploie une fois de plus à détruire de l’intérieur la logique coloniale et il le fait dans la littérature, grâce à la littérature, avec cette écriture reconnaissable entre mille, qui tient dans cet opus-là beaucoup de Rabelais: une langue bourrée à ras d’images, de couleurs, de sensations, totalement excessive, et qui corrode par l’absurde la culture coloniale dans ses moindres codes et images : chaque chapitre est un tour de force, à la mesure du personnage, qui organise des cérémonies toujours plus incroyables d’abondance, de cruauté et de beauté mêlée, des cérémonies, qui - qu’elles soient des mariages, des réceptions politiques, des séances de torture, sont dans le fond le lieu des mêmes rites barbares: ceux d’un Occident vorace et abusif, à tous les endroits.

C’est là peut-être que se situe une certaine forme d’ambivalence dans la forme: Belezi semble jouir de la langue à la mesure de la jouissance de son personnage, son écriture est tout aussi énorme que lui, ce qui crée une tension particulière - qui pourrait bien se retourner contre la thèse anticoloniale. Mais c’est le contraire qui se produit, car cette tension dans l’écriture fonctionne bien plutôt comme une manière de revigorer la satire politique. On accompagne ainsi, avec une forme d’empathie qui fait grincer des dents ce personnage de gros colon (colon au double sens du terme), vers l'abîme d’un Occident vaincu, qui devient, par la force romanesque, et sans doute pour notre nous donner bonne leçon, aussi le nôtre.

Le Book Club
58 min

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